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l’amplitude que peut confortablement couvrir la main d’un sujet de laboratoire assis. Pourtant,
rien ne nous interdit d’expёrimenter la tache de Fitts (1954), dans sa version originale
(pointage manuel avec stylet), a l’echelle de la dizaine ou de la centaine de m. Bien sur, la
reponse du participant va changer radicalement—au dela du metre, le participant va devoir
commencer a courir avec son stylet a la main—mais toutes les variables qui definissent le
paradigme, D, W et le TM, continuent d’etre parfaitement dёfinies tandis que la consigne—
minimiser le TM— reste rigoureusement inchangёe.
Si la tradition a confine le protocole du pointage dans l’espace local immёdiat, c’est
sans doute, en partie, parce qu’il n’est pas bien difficile de deviner que la loi de Fitts, dans les
conditions d’experimentation habituelles, ne peut rester valide aux echelles superieures. Il
existe en effet une sorte de transition de phase entre les mouvements de la main vers un objet
a toucher ou a saisir et les deplacements de l’ensemble du corps vers un lieu, que l’on classe
dans la categorie de la locomotion. Alors que, si l’on s’en tient a une description objective de
notre manipulation experimentale, on se borne a faire varier l’echelle du dispositif, on
constate que, a un certain niveau critique, tout change du cδte du comportement moteur : la
nature des degres de liberte squelettiques mis en jeu, la nature du mobile et de ses
referentiels—on passe d’un mouvement du bras dans l’espace du corps a un mouvement du
corps dans l’espace des lieux (Paillard, 1991).
L’approche espace-echelle que nous avons adoptee dans cette etude nous a permis de
decrire cette transition, ainsi que l’invalidation de la loi de Fitts qui en resulte (Section 2),
mais nous avons egalement vu que cette approche nous permet d’expliquer sans difficulte la
disparition complete du phenomene de transition dans le cas du pointage multi-echelle
(Section 3). L’existence d’une brisure de symetrie dans le monde reel (masse, longueur et
temps) et le maintien, au contraire, de la symetrie dans les mondes electroniques (longueur et
temps, sans masse) se comprennent bien a la lumiere des lois d’echelle de Galilee : c’est en
raison de leur masse que les objets du monde reel sont si refractaires au rescalement.
Galilee a ete le premier a saisir, en mecanicien, toute l’importance de la grandeur
absolue des choses : la variabilite des taille, qu’il s’agisse des machines ou des etres vivants,
se heurte a des minima et a des maxima indepassables parce que les surfaces et les volumes
suivent des lois de croissance divergentes. Une poutre de forme donnee que l’on tenterait de
reproduire toujours plus grande s’effondrerait sous son propre poids une fois atteint un certain
niveau critique d’echelle parce que la solidite de l’objet (proportionnelle a sa section, de
dimension L2) croιtrait moins vite que son poids (proportionnel a son volume, de dimension
L3)—un mecanisme qui par la meme occasion interdit la possibilite d’un Micromegas. Il n’y a
pas non plus place dans notre monde pour un lilliputien : la cellule etant de dimension
quasiment constante a travers la diversite des formes vivantes, une miniaturisation de
l’organisme exigerait la reduction du nombre de ses cellules, compromettant bientðt la
possibilite de toute complexite organique (Thomson, 1917-1942). Dans les mondes
d’information, au contraire, la grandeur des choses peut etre determinee arbitrairement.
Pour la psychologie scientifique, il semble ainsi que l’avenement, la propagation et la
diversification remarquables, toujours en cours, des mondes d’information multi-echelle
auxquelles nous assistons depuis une vingtaine d’annees pose un defi. Si l’objet de la
psychologie est l’interaction de l’individu humain avec son environnement par la voie de la
perception, de la cognition et de l’action, alors il convient d’apprehender comme un
evenement non negligeable pour cette discipline le fait que les humains passent une part de
plus en plus considerable de leur temps a interagir, au moyen de l’ordinateur, avec les
contenus d’environnements d’un type radicalement nouveau.