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vie devient une sorte de representation theatrale ou musicale, une ‘divine
Tragedie’4 dans Iaquelle chacun a son rðle a jouer. S’il у a conflit des rðles,
c’est a la maniere des notes dissonantes dans une æuvre musicale qui
combinent pour former des harmonies. L’individu doit done jouer
pleinement son role dans cette symphonic universelle, tout en conservant Ie
respect des autres rðles. La Iiberte consiste a s’identifier avec les rythmes de
1’univers, s’elever parfois au niveau serein de la vision divine, mais sans
renoncer a la vie individuelle et sans esquiver les conflits. Bref, il faut savoir
rever et il faut savoir agir. Tout !’effort de Romain Rolland est de concilier
ces deux inconciliables.
Romain Rolland suit des cours d’histoire a l,Ecole Normale, et ces
reflexions problematisent Ie role de l’individu dans Thistoire: les
evenements sont-ils Ie produit des hommes, ou bien de Dieu? Romain
Rolland est hostile au positivisme, represente dans Thistoriographie par Ie
determinisme de Taine. Mais il partage avec ses Contemporains une
tendance a voir des processus су cliques dans Thistoire, et il se demande si
c’est Tindividu ou les forces Cosmiques qui gouvement Ieur evolution. Il
s’interesse surtout a Thistoire de Tart, oil chaque mouvement eonnaɪt sa
periode de jeunesse, de maturite et de decadence, et son doctoral traite la
peinture et la musique du XVIIe siecle italien, epoque decadente qui Iui
rappelle la France de ses jours. Le processus су clique qu’il у trace reflete Ie
mouvement general de Thistoire, mais sans se calquer rigoureusement sur
celui-ci, car Tart en est Ie precurseur. Par exemple, a un moment de declin,
comme la Guerre des Trente Ans en Allemagne, un grand musicien comme
Heinrich Schiitz preserve la flamme de Tesprit national pour qu’elle
resurgisse dans Tavenir. De tels artistes, ‘plongeant Ieurs racines dans la
bonne terre de la patrie, pretent une voix aux puissances magiques qui
dorment dans son sein. [...] C’est a force de volonte, de recueillement et de
profondeur, que Ie genie parvient a retrouver [...] Ies veines fecondes ou
toute la vie de la terre s’est refugiee’.5 Un Heinrich Schiitz doit sa force a sa
nation, certes, done a quelque chose qui depasse l’individu, mais aussi a des
qualites personnelles qui transcendent race, milieu et moment. Romain
Rolland veut etre un tel pɪeeurseuɪ.
Sa vocation artistique s’affirme Iors d’un sejour a Rome, et se revele
dans deux pieces de theatre inedites,6 datant de 1890, qui presentent deux
visions Contrastantes de l’individu. Orsino exprime un individualisme
exacerbe; Ie ρersonnage central est un condottiere de la Renaissance, une
sorte de Surhomme nietzscheen avant la Iettre, un mercenaire aux ambitions
demesurees qui meurt sur Ie champ de bataille, Iangant un defi heroιque
contre Ie destin en niant !’existence de la mort. Empedocle, par centre, base
sur un penseur grec a qui nous reviendrons, met en scene un philosophe qui