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Mais cet eclectisme genereux a ses inconvenients, et Ia distribution
des roles provoque des inconsequences. Dans Ie texte du Buisson ardent cite
ci-dessus, il est dit que ‘nul destin etemel ne plane sur Ie combat’, ce qui
sembɪe attribuer un role decisif a Pindividu libre. Mais ailleurs, dans un
passage traitant de la possibilite d’une guerre franco-allemande Iors de la
crise balkanique de 1908, il est question d’une ‘obscure volonte [qui] veut
contre votre volonte, [...d’un] Maitre inconnu, cette Force invisible, dont les
Iois gouvement FOcean humaine’.13 Les grands mouvements cycliques qui
depassent et ecrasent Findividu sont toujours la, FAllemand Christophe est
pret a se battre contre des amis franςais qu’il estime, et son seul mot
d’explication est d’affirmer que ‘[la vie est] une tragedie [...] Hourrah !,14
Comme Saint-Just, il accepte de se sacrifier dans une Iutte ou s’affrontent
deux causes nobles, chacune jouant son rðle, et a la fin les implications de
cette situation degoutent Fauteur. A la fin de Jean-Christophe, Ie heros se
declare pour la fratemite franco-allemande, et en 1914, moment decisif dans
sa carriere, Romain Rolland se declare contre la guerre. Il admire Fheroisme
Sacrificiel des soldats des deux eðtes, mais s’accuse d’avoir cherche a
Stimuler Ieur vitalite sans avoir su la diriger. Au-dessus de la melee est done
un acte expiatoire.
Romain Rolland n’a pas la naivete de se croire capable de ramener la
paix par ses paroles, il n’aime pas Ie sobriquet de pacifiste et on aurait tort
de voir dans Ie titre de ses ecrits de guerre, Au-dessus de la melee, la
reclamation de la Superiorite morale du non-combattant. Dans ses ecrits
anterieurs, cette locution est deja la pour exprimer la vision mystique de
celui qui sort de son role pour s’identifier a la vision divine, ce qui Iaisse
penser que son opposition a la guerre est un geste religieux plutðt que
politique. En effet, dans une grande meditation inscrite dans son journal au
debut de la guerre, il donne a son pantheisme une nouvelle inflexion:
Il est en moi un divin superieur a Dieu тёте [...] ∏ у a Dieu Ie Pere. Et il у a Ie
Fils de Dieu. Le Fils de Dieu, c’est nous qui, sortis de la souche divine, sommes
ses fleurs et ses fruits. Nous sommes ce qu’il doit etre, ce qu’il faut qu’il
devienne, ce qu’il sera peut-etre... car rien n’est fatal dans 1’univers, et notre
voɪonte Iibre est !’element essentieɪ de l’avenir. Dieu est force et justice, au sens
strict et impitoyable du mot. Nous, ses fils [...], nous voulons que de ce vieil
arbre noueux et noir fleurisse 1’amour.
La Iutte qui se livre en moi n’est done pas entre Dieu et Ie monde, mais
entre Dieu et Dieu, entre la Force eternelle qui se reflete dans mon esprit, et
!’Ideal d’harmonie qui est inscrit dans mon eæur.'5
Romain Rolland se detache enfin de Saint-Just. Plutot que de se
Soumettre a Fhistoire, confiant que Dieu s’y realise, Fauteur se veut
!’incarnation d’un divin superieur. C’est toujours la volonte de Findividu