L’ambiguïté de Stendhal 73
qui connaît le secret de transposer son naturel dans un regis-
tre nouveau, qui se stylise sous une identité double. C’est
une manière de se perdre pour se retrouver. Cela évite les
grimaces et, à la longue, fait le bon citoyen. C’est pourquoi
un Montaigne, par exemple, nous est si précieux. Il nous
apporte une correction qui est nécessaire: dans la mêlée san-
glante des Monluc et des d’Aubigné il insère des instants
d’humanité, des intermittences de bon sens.
Aussi le propre du grand satirique est-il justement de vivre
en marge de son siècle. Cet isolement lui donne tout son
prix. On peut reprocher, sans doute, à Voltaire de tenter de
brûler les chandelles par les deux bouts: c’est pourquoi
Stendhal s’est avisé de le trouver “méchant.” Encore peut-on,
dans le cas de celui-là, facilement se tromper. Il ne faut pas
imputer à Voltaire ce qui est le péché ordinaire de son
époque: elle se donnait toute entière à la satire. Cette pente
fut grave de conséquences. Il y eut, pour ainsi dire, un sur-
plus de Voltahes. Contre cette ruée de bafoueurs les quelques
défenseurs de respectabilité firent figure de pitres. Il fallait
un Pascal: c’est un Fréron, un Moreau, un Palissot qu’on
obtint. On voit le danger: Ia satire devient officielle. Elle de-
vient une sorte de respectabilité seconde. Ce qui manquait
au dix-huitième siècle ce fut précisément ce solide noyau
d’intransigeance, cette dose de métaphysique amère, cette
croyance aveugle, qui font des écrivains de combat—tous les
génies de l’époque glissèrent sur cette pente. Un Malesherbes
ne put que céder; de là à la Revolution il n’y eut qu’un pas.
Ce qui prouve qu’une satire qui triomphe se nie elle-même.
Au sein de cette anarchie distinguée, de ce chaos comme-il-
faut, la satire risque de devenir une arme fatale. Là où elle
devait faire rire, elle suscitait la colère. Il fallait savoir que la
satùe est une flèche qui ne tue pas: ou mieux, pour parler
comme Stendhal, c’est un “coup de pistolet au milieu d’un