L’ambiguïté de Stendhal 93
c’est pourquoi il est délicieux. L’antinomie profonde entre
l’appel du bonheur et le culte de Ienergie a donc son précieux
moment de trêve, dont le produit est un chef-d’oeuvre
unique: car ce moment ne se répète pas. Après la Chartreuse
il y aura Lamiel, où Stendhal retombera, avec un Julien
féminin, dans un dilemme qui ne le lâche plus. Ce dilemme,
nous l’avons dit, c’est celui d’une situation qui nie à tout
moment ce quelle semble à tout moment affirmer. “Un
homme né chrétien et Français se trouve contraint dans la
satire,” dit La Bruyère. Stendhal n’est ni l’un ni l’autre. Ce
petit-fils d’un disciple de Fontenelle est un fouetteur de
Jésuites. Ce descendant des Guadagni d’Italie voudrait qu’on
inscrive sur son tombeau: Enrico Beyle, Milanese. Ce con-
temporain de Chateaubriand, de George Sand, de Joseph de
Maistre, a le mépris du dogme, du sentiment facile, de la
thèse politique ou religieuse; et avec cela la haine du style
à la démarche pompeuse et dandinante, qui se donne des
airs d’important, prodigue en prophéties ou boniments. Bien
plus: fi a cet instinct rare—la vision double—qui fait que
jamais il ne confond le masque avec le vrai visage. Mais le
jeu le tente en même temps qu’il le repousse, et sans cesse
il veut ce qu’il ne cesse de ne pas vouloir. “Il avait grande
frayeur d’être dupe,” disait Baudelaire de lui. Encore peut-on
remarquer que son authenticité consiste précisément à savoir
que le mensonge est une vérité qu’on ne tait pas, et qu’écrire
n’est pas, hélas, la moindre des vanités.
—Lester Mansfield