92 The Rice Institute Pamphlet
dans une sorte de permanence momentanée, comme des
nombres ou des éléments chimiques: le Juge Rassi ânonnant
les phrases sibilantes de la justice truquée, la marquise
Raversi avec sa rapidité et son acerbité de femme intrigante,
le général Fabio Conti avec ses rêves de malhonnête homme,
ses illusions de grandeur, se prenant pour Frédéric le Grand,
le père Landriani, ce bon prélat qui sait bien, si les circon-
stances le méritent, transiger avec le péché, le grand duc
Ernest-Ranuce qui, lui, se prend pour Louis XIV et se meurt
de la peur comme d’une maladie qui ne pardonne pas; et sa
pâle duchesse—pâle jusqu’à la transparence—qui a toutes les
peines du monde pour pouvoir simplement exister. Tous ces
personnages ont une sorte de banalité quintessentielle qui
frôle, elle aussi, le miracle. Ce sont des cordes d’un clavier
bien tempéré: touchez-les—la note sonne juste et pour
toujours.
On voit comment, dans cette oeuvre de carrefour, s’est
résolu l’échec de Stendhal. Ici l’acte créateur a toute
l’immédiateté d’une donnée de la conscience. Il n’y a plus
de conflit: le rêve accapare le monde, le pénètre et l’entoure.
Et du même coup le monde se dresse, sans même que l’artiste
s’en occupe: elle a toute l’immanence et toute l’authenticité
des choses simplement et purement existantes, les détails
s’organisent entre eux par une sorte de complicité antérieure
à toute création, comme des fils de fer dans un champ
magnétique. Leurs affinités sont celles de la conscience
libérée. Entendons-nous bien: il n’y a pas de coupure. La
satire se prolonge, mais elle est en marge de la vision.
L’optique n’est proprement braquée sur rien—c’est dire que
le véritable objectif est tout intérieur. Les figures se meuvent
dans un flou et un coloris de transe. Plus rien n’est forcé,
tout a sa hauteur et sa nuance, et le rire se dégage d’un
organisme assoupli par le rêve qui le remplit tout entier—