L’ambiguïté de Stendhal 89
plus fine, sans toutefois être encore de la satire: tout au plus
une sorte de satire mineure.
Pour trouver de la haute satire chez Stendhal, c’est dans
la Chartreuse de Parme qu’il faut la chercher. Cette re-
marque n’ira pas sans étonner quelques-uns. Pour ma part,
je penche à considérer la Chartreuse comme un chef d’oeuvre
du genre, et je crois aussi discerner les raisons d’une telle
réussite: elles sont implicites, d’ailleurs, dans l’exposé que
j’ai tenté de faire jusqu’ici. Le roman, dit Stendhal, est “un
miroir qui se promène sur une grande route.” Le Rouge et
Lucien Leuwen, les deux oeuvres que j’ai examinées dans
les pages qui précèdent, sont deux routes qui ne sont point
parallèles. Leur carrefour, c’est la Chaiireuse. Dans une
certaine mesure, le Rouge est le roman du bonheur impos-
sible, et Lucien Leuwen est !’histoire d’un bonheur méconnu
et dépassé. La Chaiireuse, c’est la comédie—la haute comédie
—d’un homme distrait par le bonheur qui l’habite. C’est
pourquoi, quoi qu’on puisse dire, Fabrice est un être tout
autre que Lucien ou Octave, ou même Julien, et pourquoi
le problème de l’énergie n’est pas le thème central de la
Chartreuse: il n’y paraît même pas. Le problème de cette
oeuvre est justement de n’en avoir aucun: de là son étrange
et profonde beauté. Elle est gratuite, comme un sonnet de
Mallarmé ou de Baudelaire: sa seule raison d’être est d’être
tout simplement, un point c’est tout. C’est un monument
qu’un homme s’élève à lui-même—et encore un homme qui
n’a compté pour rien dans les grands mouvements de son
siècle, un petit homme: un fonctionnaire à demi-solde, un
écrivain “raté,” tout au plus le consul d’un port minuscule
d’Italie. Elle a toute la splendeur de son impudence, et la
magnificence de son égotisme insensé. Qu’importe aux lec-
teurs de Balzac, de Chateaubriand, de Paul-Louis Courier,
ce paean qu’un homme chante pour le plaisir de s’entendre