L’ambiguïté de Stendhal 87
le laisser inachevé. Devant cette pourriture l’auteur comique
se raidit, il lui répugne de faire le seul geste qui puisse le
sauver: se boucher le nez. Lui-même s’accuse de “tendre ses
filets trop haut.” Il se trompe, peut-être: ce n’est pas par la
hauteur qu’il pèche, mais par la tension. Aussi ses mailles
sont-elles trop petites: le Molière ne perce pas. Au lieu des
Tartuffes il fera des Turcarets. Toujours, et comme malgré
lui, le réalisme et le comique se gâtent réciproquement.
Dan une certaine mesure, tout réalisme n’est que du
comique tendu. C’est pourquoi l’art de Stendhal, quand il
s’avise de faire du comique, est essentiellement indécis. C’est
comme si on voulait jouer du Becque ou du Mirbeau dans
un décor de Courtehne, faire dérouler une intrigue de
Dumas fils aux rythmes d’une ronde Vaudevillesque de
Labiche. On voit bien qu’il a l’intention de faire de Lucien
Leuwen un personnage comique, et il ne manque pas de le
noter dans les marges du manuscrit: “Source du comique—
Lucien fait un rôle qui l’entoure de mépris, et il ne sait pas
l’avaler. Il veut réunir les profits du rôle ministeriel et la
sensibilité maladive du parfait homme d’honneur. Good”
C’est toute l’histoire de la seconde partie. Mais la plupart
des scènes comiques sont escamotées par une pente au
réalisme involontaire qui ne cesse de l’embarrasser: celle,
par exemple, où Lucien doit assurer que Kortis, l’espion du
gouvernement mourant à l’hôpital d’une balle reçue au
cours d’une mêlée politique, ne deviendra pas le centre d’une
publicité néfaste. Mais au lieu d’entrer, comme ferait un
Balzac ou un Zola, dans les détails, Stendhal les effleure à
peine. Il glisse sur la situation comme fait le bon vaude-
villiste. On voit que son intention véritable est de nous
montrer la position ridicule d’une âme délicate aux prises
avec un métier sale. Mais à ce moment même, Stendhal
sombre dans une identité de lui-même avec son héros : nous