90 The Rice Institute Pamphlet
chanter? C’est tout Ie sens de son post-scriptum célèbre: “To
the Happy Few.” C’est aux âmes soeurs qu’il s’adresse, aux
Beyle de l’avenir. Il ne s’y trompait pas: en un sens, il faut
être une sorte de Stendhal pour l’aimer comme il doit être
aimé, pour le comprendre comme il doit être compris. Il a
été disséqué par bien des critiques—par Taine et Bourget,
pour ne parler que des plus célèbres: le comprendre, c’est
tout autre chose. II faudrait pour cela être dans sa peau. La
Chartreuse est le dialogue d’un homme avec lui-même, un
duo de soi avec soi, un jeu de Narcisse à huis clos; elle a
toute la densité d’une âme serrée par sa polarité intérieure,
et tout le bonheur d’un être qui n’a besoin que de ses propres
frissons pour jouir. L’épopée de la Chartreuse se déroule
contre un fond de transe; sa musique c’est la musique du
délire. Songez que cette oeuvre de cinq cents pages a été
écrite en moins de deux mois! (novembre-decembre 1838)
La Chartreuse est un miracle humain: elle en a la perfection
et le mystère. Elle fourmille de paradoxes. Cette plus intime
des oeuvres comporte les aventures d’une douzaine de per-
sonnages dans une douzaine de localités différentes. Ce plus
lyrique des romans est écrit dans un style dont la démarche
rapide et saccadée—trop saccadée parfois, l’auteur l’avoue
lui-même—est de Voltaire. Ce roman presque sans charpente,
aux péripéties sans fin, crée une illusion de symétrie lapidaire:
ce roman est un poème.
Et c’est ainsi qu’il faut comprendre son héros. Fabrice Del
Dongo est un homme figé à jamais dans l’acte de rêver sa
propre félicité. Sous cette lumière d’Italie—douce et claire
à la fois, qui effleure la surface des choses et ne les entame
pas, qui les caresse avec une sorte de bonheur, faisant
frissonner l’air d’une imperceptible palpitation de volupté
infiniment atténuée: lumière de Cortège—il se meut avec
l’indicible inconscience d’une créature perpétuellement