L’ambiguïté de Stendhal 91
rassasiée d’un aliment quelle sait tirer d’elle-même. Au milieu
des champs de bataille, des forêts de Grianta ou des blanches
rues de Parme, il danse: il a la parfaite grâce d’un faune
dans un après-midi qui ne finit pas. Il a l’incroyable équilibre
d’un homme pour qui tout commerce humain est d’une
gratuité absolue, tout amour d’une indifférence qui fait juste-
ment la saveur de son suc: c’est à prendre Ou à laisser. De
temps à autre il se demande: “Suis-je donc incapable
d’aimer?”—mais c’est sans inquiétude. Gina, Chekina, la
Fausta, Aniken et même, dans le fond, Clélia, ce seront pour
lui comme des objets charmants qu’il trouvera sur sa route.
Il a cette sorte d’imperturbabilité magique, de cécité sacrée,
que nous avons trouvées chez le héros de Cervantès; mais
il n’en a point le ridicule. C’est que le monde s’accorde avec
lui. Ses catastrophes mêmes ne sont que des accidents qui
ont pour effet d’intensifier son bonheur. Prisonnier dans la
tour de Famèse, il est heureux comme un seigneur dans son
château. Il y fait l’amour à distance, et finalement l’amour
tout court. Le bonheur le suit parce que le bonheur est en
lui. C’est un homme qui glisse vers une sorte de transcendance
de lui-même: il a l’exaltation perpétuelle et facile des per-
sonnages mythologiques. On voit pourquoi du haut de sa
chaire ce prêtre exaltera toute une congrégation: c’est un
dieu païen qui parle. Il faut saisir cette supercherie. Stendhal
y est tout entier. Car ici la satire se déclenche comme malgré
elle, elle se déroule avec un mouvement et un naturel qui
étonnent, mais qui étonnent justement parce que c’est un
mécanisme qui marche tout seul. Les formes se dressent et
tournent devant nous comme des marionnettes à ficelles in-
visibles. Ce n’est pas les mots qui les créent, elles sont à peine
décrites, elles sont faites d’autre chose que de la littérature.
Elles ont une sorte d’éternité seconde: ces personnages ont
toujours existé. On n a qu’à les nommer pour les faire vivre