L’ambiguïté de Stendhal 85
bouche.” C’est encore une forme atténuée de la situation de
ses héros: celle d’un homme écartelé entre sa propre altérité
et Ie goût du bonheur— antimonie profondément irréconcili-
able.
Cette impuissance chronique et presque congénitale de-
viendra donc le véritable tremplin de son art: ce sera seule-
ment dans ses oeuvres d’imagination qu’il risquera de mêler
sa sensibilité à Ia turpitude générale. Il faut aussi recon-
naître que sa misanthropie, qui n’est, comme nous l’avons vu,
que l’identité de son père avec Ie monde, une sorte de haine
généralisée, prendra assez tôt une forme très particulière.
On la trouve dans le mot qu’il applique, dès son enfance, à
son père: “Chrysale.” C’est dire que Stendhal est devenu
satirique de bonne heure. Le masque pour lui, c’est le masque
du parti. Le jeu, c’est le jeu de la politique. Le propre de
l’homme est d’avoir une couleur. Il y a une sorte de chroma-
tisme Stendhalien qui constitue, en un sens, Ie fondement de
sa satire. Le Rouge et le Noir, Rouge et Blanc, Vert et Blanc,
le Rose et le Vert, ΓAmaranthe et le Noir—ces titres qu’il a
pris ou rejetés sont pleins de signification pour lui. Ce qui
est clair aussi c’est que Ia “couleur” ordinaire du héros sten-
dhalien est de n’en avoir aucune. Politiquement, c’est un
homme à l’affût de sa propre transparence. Il semble de-
mander sans cesse: “Et que voulez-vous que je sois?” Sur
quoi un père Leuwen répondra: “Un coquin, je veux dire un
homme politique, un Martignac, je n’irai pas jusqu’à dire un
Talleyrand.” On voit que pour Stendhal c’est l’individu qui
contamine l’espèce. C’est le sens même de son oeuvre, qui
n’est autre chose, après tout, que sa lutte personnelle contre
la vulgarisation du bonheur, contre cette montée des partis
vers un paradis par décret parlementaire, cette ascension
dans les règles vers un absolu de camelote, vers les utopies
à bon marché. Républicain, il raillera souvent—surtout dans