L’ambiguïté de Stendhal 83
la ligne de démarcation qui sépare le héros de son créateur.
Dans une certaine mesure ils sont synonymes, et on peut
trouver des clefs dans le Rouge, et surtout dans Lucien
Leuwen, comme on les trouve, par exemple, dans A la re-
cherche du temps perdu. N’oublions pas que le genre littéraire
que Stendhal préfère à tout autre, ce sont des mémoires.
Pendant longtemps il se nourrira de Saint-Simon, de Retz, de
Marmontel, de Bezenval. Lui-même sent le besoin de se con-
fesser, en même temps qu’une certaine pudeur, qui sera chez
lui comme le pendant littéraire de sa timidité. On voit pour-
quoi les Souvenirs d’E gâtisme tournent court—il a horreur de
“cette effroyable quantité de Je et de Moi”—et pourquoi la
Vie d’Henri Brulard est à la troisième personne. Cependant
la fixation maternelle est aussi manifeste dans ses romans
que dans ses écrits autobiographiques. Peut-on s’étonner que
Juhen Sorel, dans sa prison de Besançon, préfère Mme de
Rénal à Mathilde de la Mole? Il finira par l’appeler sa
“mère”: c’est son mot le plus tendre; jamais il ne l’appelle par
son prénom. On voit que l’amant chez lui est doublé d’un fils
adoptif. Cela explique aussi le bonheur de Mme de Rénal
devant le spectacle de Jufien jouant avec ses propres enfants.
Et c’est encore la signification du thème de l’inceste dans la
Chartreuse. L’amour que Fabrice apporte à sa tante a quel-
que chose de flottant, de filial et de sexuel à la fois, qui fait
penser au Rousseau des Charmettes. C’est ce que Mosca voit
très bien: “Si le mot d’Amour vient à surgir entre eux, je suis
perdu.” Il sera sauvé, on le sait, par l’avènement de Clélia
Conti—mais il est clair que la véritable cristallisation se fait
en face de la Sanseverina. Clélia, c’est tout simplement le
passage à l’acte. Aussi Gina devient-elle le levier du bonheur
de sa propre rivale: c’est là une des ironies cachées de ce
livre si fin.
On voit pourquoi le bonheur chez Stendhal aura toujours