L’ambiguïté de Stendhal 81
geste en même temps qu’il en a la tentation. D’où le terme
de cristallisation: c’est réduire ses perpétuelles hésitations à
une méthode. L’amour chez Stendhal est non seulement in-
térieur et inconscient—il est de longue durée, il n’a point de
catalyseur. Il y a là, en vérité, de quoi dépeupler tout un
pays. Le héros de Stendhal ose et il n’ose pas. Un Werther
se donne, et c’est une fois pour toutes, jusqu’à la mort. Un
Adolphe se refuse, se cramponne à son altérité—c’est tout le
drame du roman de Constant. En un sens, Dom Juan est la
synthèse de cette dialectique sentimentale: c’est Ihomme qui
se prête, qui se donne pour se reprendre. C’est le Phénix des
amours combustibles. Sa passion est récupérable à l’infini.
C’est le joueur parfait: c’est pourquoi il est si près de Tartuffe
(le dénouement de Molière le démontre bien); et n’est, après
tout, qu’un Tartuffe qui réussirait auprès d’Elmire.
Et c’est là—n’en doutons pas—l’idéal de Stendhal. Dom
Juan est bien une victime de l’amour, mais c’est une victime
provisoire: son cynisme est une glande qui secrète un anti-
dote puissant et sûr. Devant l’amour Stendhal est glacé,
comme un homme penché sur un précipice. Cela explique ce
qu’il appellera dans De TAmour le “fiasco”— mot qui revient
dans les Souvenirs d’Egotisme, lorsqu’il nous fait part de sa
faillite totale dans le ht d’une des plus belles courtisanes de
Paris. De même, la maturité le trouvera rôdant autour de
Métilde Dembrowski (née Viscontini) comme un adolescent
autour d’une vedette de cinéma. “M’aimait-elle?” Cette
phrase revient encore, longtemps après cette pâle idylle
milanaise, sous sa plume en écrivant Henri Brulard et les
Souvenirs. Ainsi Lucien Leuwen fera autour de Mme de
Chasteller de timides pirouettes d’amour platonique: point
n’est besoin de la rejoindre. Il sera fasciné par sa propre
cristallisation. Cette situation est presque constante dans la
vie amoureuse de Stendhal. “Je passe pour un homme de