L’ambiguïté de Stendhal 79
reconnaît le spectacle pour spectacle: c’est le sens même de
son comique. Ces bourgeois et ces bourgeoises ridicules, qui
se prennent pour des importants, qui jouent des importants,
ce sont bien des personnages de Molière. Mais soudain il se
crispe: c’est l’appel de Thespis. “Canaille! Canaille!” Ce mot
revient, comme un leitmotiv, dans tous les romans de Sten-
dhal. C’est pour le héros un moment décisif. Tout d’un coup
surgit le dilemme de Hamlet: jouer ou ne jouer pas. A cet in-
stant, ils sont prêts à éclater: tous les héros de Stendhal, nous
l’avons vu, sont des homicides en puissance. Est-il étonnant
que Stendhal trouve nécessaire de placer auprès de chacun
de ses héros un homme sage, qui connaît les règles du jeu et
qui les protège? C’est la fonction véritable d’un Pirard, d’un
père Leuwen, d’un Mosca. Il m’est arrivé même de penser
que sans eux il n’y aurait point de roman: sans eux, c’est tout
de suite la prison, la Trappe, la place de grève. Il faut, pour
ces âmes trop délicates, pour ces machines qui marchent
plutôt mal que bien, toujours sur le point de se détraquer,
des amortisseurs qui les gardent d’elles-mêmes du moins
l’espace d’un roman. Encore faut-il remarquer qu’ils ont
conscience de leur propre délicatesse, ce qui contitue le fon-
dement même de leur misanthropie: car ce sont bien, ne
Toubhons pas, des misanthropes—Stendhal lui-même le dira
à propos de Lucien Leuwen-mais leur malheur est justement
de ne pas savoir jouer leur misanthropie jusqu’au bout. Ils
ont le sentiment de se livrer sans armes à cette chasse luna-
tique, et perdue d’avance, du bonheur. C’est pourquoi il leur
faut constamment dans la poche des pistolets ou des poig-
nards. Ils croient combler ainsi leur manque de défense na-
turelle. Leur timidité de nerveux sera doublée par tout le
courage de leur folie—ce qui fait que leur moindre geste est
violence. C’est la cause efficiente de leur faillite. Leur ten-
dresse même ne peut s’extérioriser que par le mouvement