L’ambiguïté de Stendhal 77
ment il se retire dans l’intimité de son moi, dans la solitude
de ses coulisses. Il joue par instants et toujours mal. “Je ne
suis qu’un sot,” dit Julien. C’est qu’il vient d’agir, et la gau-
cherie de son propre jeu l’a effrayé. Et il se renferme dans sa
propre singularité. Comme le terrible Stavroguine de Dostoi-
ewski, il finit par s’en prendre à l’humanité—“cette matière
sale”—mais il lui manque encore la clairvoyance d’un Kirilov,
qui sait bien, lui, que “l’homme est un être vil, mais vil en-
core celui qui l’appelle vil.”
Je crois discerner chez Julien une sorte de “jeu-hors-du-
jeu,” et une manière d’être chaste qui est un peu impure.
Lui aussi est atteint du mal du siècle : la manie romantique.
Il a le goût des hauteurs et des lieux solitaires. Juhen grimpe
les montagnes de Doubs comme Saint-Preux les rochers de
la Meillerie. Car ces martyrs de l’énergie héroïque ont la
haine du masque en même temps qu’ils sentent le besoin de
la porter—d’où une sorte de fêlure chez eux qui n’est pas
sans quelque ressemblance avec celle de Baudelaire. Celui-ci
finira par se réfugier derrière Ie maquillage—c’est son dan-
dysme—et par sombrer dans une identité totale du Bien avec
Ie Mal: c’est-à-dire, du Bonheur avec Ie Malheur. C’est Ia
véritable, la profonde, position romantique. Mais Julien est,
au fond, un philosophe, et un philosophe confus. Il est par-
tagé entre un pragmatisme impossible et une métaphysique
sans issue. C’est Voltaire atteint de la maladie de Kant. C’est
Candide errant parmi les noumènes. Le bonheur est chez lui
un absolu aux contours nets, d’une texture réellement pal-
pable. A tout moment il croit le prendre entre ses mains: le
voilà qui éclate comme une bulle. C’est pourquoi je définirai
le héros Stendhahen comme un personnage comique qui ne
fait pas rire. Il lui manque la résistance, l’imperturbabilité,
la manière à la fois hardie et insouciante, d’un Candide ou,
si l’on veut, d’un Don Quichotte. Son rêve est traversé, de