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se l’avouer ».324 C’est alors à l’homme de faire un travail perceptif pour découvrir ces
beautés. Le poème « Alicante » offre un exemple de cette esthétisation du quotidien. Le
texte se compose d’une description de la chambre du poète à travers un œil poétique :
«Une orange sur la table/Ta robe sur le tapis / Et toi dans mon lit».325 En posant
chacun des éléments énoncés à sa place respective et significative, cette description
banale prend un tour lyrique et esthétique par son élocution même et la rupture entre la
répétition de « sur » et le passage à « dans », rupture qui à la fois crée la surprise mais se
fait aussi naturellement.
Cette transfiguration du banal préfigure la présence chez Prévert d’un lyrisme de
l’horreur comparable à celui rencontré dans les textes de Baudelaire. Au-delà du
commun et du naturel, le poète s’attache en effet à poétiser la misère dont il est témoin.
Dans le poème « La Grasse matinée », c’est la souffrance du pauvre qui est sublimée. Ce
texte met en scène la condition insupportable d’un sans-abri qui erre aux abords des cafés
à l’heure du petit-déjeuner. La voix poétique explique comment la faim décuple les
pouvoirs sensitifs du misérable pour qui le moindre bruit associé à la préparation du repas
devient une véritable torture :
il est terrible
le petit bruit de l’oeuf cassé sur un comptoir d’étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim326
324 V. 20-21.
325 V. 1-2.
326 Jacques Prévert, « La Grasse matinée », Paroles 54, v.1-4.