167
pur I abreuve nos millions. »493 Finalement, c’est bien aussi la notion de progrès que
remet en cause Pré vert, notion qui justifie l’avilissement des peuples et ne profite en fait
qu’à une poignée d’individus, occidentaux bien sûr. Il déclare à ce propos : « ‘Il y a eu
un progrès’. ‘Ils ont fait du progrès depuis qu’ils ont exterminé les Peaux-Rouges’.
‘D’autres pays ont fait du progrès depuis qu’ils ont exterminé d’autres peuples’. C’est à
base d’extermination que ce progrès se poursuit. C’est son nom qui est drôle, qu’on
l’appelle comme ça ; mais qui, on ? »494 Ces « on », prêts à sacrifier la vie et la dignité
humaine de peuples entiers, sont les pouvoirs en place dont les intérêts sont liés à cette
domination inhumaine. Il s’agit en premier lieu des instances politiques et militaires,
comme des puissances économiques et de !’Eglise.495
Si la démarche poétique et discursive de Prévert s’oppose intrinsèquement à une
considération capitaliste, il faut s’interroger sur l’impact de cette position dans les œuvres
prévertiennes. Le poète, de par un désir constant de liberté de pensée et d’action, se
défend fréquemment de toute intention de prendre position et d’interférer dans les affaires
sociopolitiques à travers son activité poétique ; il reconnaît cependant aussi son désir
profond de déranger certains — ces instances qui renforcent un ordre social et des valeurs
qu’il ne partage pas. Ainsi répond-il à Claude Mossé qui lui demande de considérer la
place du poète dans l’état : « Ça, je m’en fous ! [...] J’écris parce que je suis artisan moi,
j’écris, bon, ce qui me fait plaisir. J’écris pour faire plaisir à beaucoup et pour en
emmerder quelques uns, d’accord mais c’est la même chose. J’écris parce que c’est ce
493 Cité par Gasiglia-Laster et Laster, vol. 2 1446.
494 Cité par Gasiglia-Laster et Laster, vol. 2 1461.
495 Cité par Gasiglia-Laster et Laster, vol. 2 1428.