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Chapitre IV
Sur les limites de la transfiguration esthétique
La tâche des hommes ne peut consister qu’à tenter
d’intégrer le merveilleux [illustré des œuvres
poétiques] dans la vie réelle de façon à atteindre à
quelques grandeurs. Tant que le mythe n’arrive pas à
s’inscrire en toute banalité, la vie humaine n’est
qu’un pis-aller ennuyeux, propre tout juste, comme
on dit, à tuer le temps. Aucun homme digne de ce
nom ne peut s’accommoder d’une telle distraction.553
Commeje l’ai montré dans le chapitre précédent, la perception par transfiguration
esthétique semble posséder pour les trois poètes un pouvoir immense, permettant de
dépasser une condition humaine et sociale problématique en réinstaurant sur terre une
sensation d’harmonie, de sérénité et de contentement, ce que le système épistémologique
en place échoue de faire. Il est cependant important de tracer les limites de ces effets, et
c’est ce que je ferai ici. J’affirme en effet que, d’après les textes de Baudelaire, Prévert et
Césaire, d’une part seuls certains groupes humains sont capables d’accéder à cette
perception et que, d’autre part, celle-ci possède un impact concret restreint. En premier
lieu, j’identifierai ceux en mesure d’atteindre une telle vision du monde et montrerai en
quoi la démarche esthétique, dont la poésie est l’exemple par excellence, est ici réservée à
certaines âmes privilégiées. Je déterminerai en effet que Baudelaire la considère comme
le propre des poètes, tandis que Prévert et Césaire statuent que les plus défavorisés sont
les plus aptes, voire les seuls, à l’atteindre.
De plus, je m’interrogerai sur l’étendue du pouvoir qu’attribuent les trois auteurs
à la transfiguration esthétique en ce qui concerne le bonheur et l’amélioration
existentielle de l’humanité. Dans le chapitre précédent, j’ai montré que cette perception
553 Ménil 16.