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pour en tirer une satisfaction particulière. Le soleil, ici emblème du poète568, « [...] fait
s’évaporer les soucis vers le ciel, / Et remplit les cerveaux et les ruches de miel. / C’est
lui qui rajeunit les porteurs de béquilles / Et les rend gais et doux comme des jeunes
filles ».569 D’un autre côté les marginaux, par une « solennelle magie » que déclenche
l’ivresse570, changent le Paris fangeux et morbide en un espace de fête. La vie misérable
devient vie de prestige aux yeux des hommes enivrés, « Et dans l’étourdissante et
lumineuse orgie /[...]/ Ils apportent la gloire au peuple ivre d’amour ! »571
Apparemment semblable, la transfiguration à laquelle accède le poète diffère de
celle connue par le chiffonnier d’abord dans ce qui la déclenche. Baudelaire distingue
bien une perception transfigurante provenant de qualités innées et prodigieuses, d’une
vision déclenchée par l’ivresse chez !’«homme qui boit du génie »572. D’un côté, les
poètes « [ont] régénéré [leur] âme par le travail successif et la contemplation, par
l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention » ; de l’autre, les
hommes communs « demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup,
à l’existence surnaturelle ».573 Cette différence est significative dans le sens où elle
justifie pour Baudelaire du caractère véritable et authentique de l’expérience du poète
568 Pichois, notices 996.
569 « Le Soleil » v.l 1-14.
570 « Le Vin des chiffonniers » v.21.
571 « Le Vin des chiffonniers » v.22-24. Une variante du poème souligne plus encore l’effet transformatif
du vin chez les miséreux qui « Ont une heure nocturne, où pleins d’illusions, / Et l’esprit éclairé d’étranges
visions, / Ils s’en vont, parfumés d’une odeur de futailles, / Commandant une armée et gagnant des
batailles, / Etjurant qu’ils rendront toujours leur peuple heureux. / Mais nul n’a jamais vu les hauts faits
glorieux, / Les triomphes bruyants, les fêtes solennelles, / Qui s’allument alors au fond de leurs cervelles,
Plus belles que les Rois n’en rêveront jamais » (Cité par Pichois, notices 1050).
572 Les Paradis artificiels 379.
573 Les Paradis artificiels 441.