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monde ne sont pas réservées à certains mais « [...] sont là / simplement sur la terre /
offertes à tout le monde »588, à condition de rester ouvert à ses sens et à son imagination.
La démarche de création à la base même des recueils prévertiens suggère que tout
individu peut partager ou faire l’expérience d’une appréhension du monde selon
l’esthétique et !’imagination. Gasiglia-Laster et Laster constatent en effet :
Que ce soit par des ‘paroles’ ou un ‘spectacle’, Prévert appelle donc ses
contemporains à ne pas se boucher les oreilles comme à ne pas oublier,
non plus, [l]es beautés [de l’existence]. [...] On propose un livre, et donc
un objet fait pour la lecture, démarche solitaire et tout intérieure, et on
annonce un ‘spectacle’, ce qui suppose un regard vers un espace extérieur,
un plaisir à partager.589
Dans les poèmes de Prévert, il n’y a donc pas de hiérarchisation de l’expérience
esthétique selon le statut et l’identité des protagonistes ; ce sont des récits qui permettent
de « s’identifier à des individus de tous genres : hommes ou femmes, vieux ou jeunes,
assassins, poètes, puissants ou faibles ».590 Il peut s’agir du poète dans « Alicante », d’un
sans-abri dans « Déjeuner du matin », d’une jeune femme libertine dans « Je suis comme
je suis » ou d’un ouvrier dans « Le Temps perdu ». Le titre même du premier recueil,
Paroles, montre en quoi la démarche narrative du poète se veut universelle : sans
déterminant ni adjectif possessif, ce titre suggère qu’il s’agit ici de la transcription des
pensées et des témoignages dont la source importe peu, les propos poétiques que relate le
recueil provenant et s’adressant à l’universel.
588 « Pater noster », v. 15-18.
589 vol. 1 1118.
590 Danièle Gasiglia-Laster, « Les ‘je’ de Prévert », Europe 748-749 (1991) : 57.