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Cette profonde conviction que l’esthétique contenue dans le réel est accessible à
tous explique les critiques que formule Prévert à l’égard de l’institutionnalisation de
l’activité d’écrivain et de poète, activité qui s’est codifiée, professionnalisée et
« académisée » au fil des siècles. Il remarque d’abord : « autrefois, on appelait poète le
rêveur, n’est-ce pas, ou le peintre. Maintenant, toute famille a son poète, il y a le roi des
poètes, les républiques des poètes. »591 Dans ce contexte, Prévert insiste sur sa position
indépendante face à ces catégorisations, défendant la nature individuelle et spontanée de
sa démarche de création : « Moi personnellement je ne suis pas poète, comme on dit
exactement. On m’a appelé comme ça. J’écris parce que je suis artisan [...] ».592 En se
posant comme « artisan », Prévert définit la poésie comme une pratique liée à une passion
et à un savoir-faire plutôt qu’une activité reconnue, organisée et professionnelle. Tout au
long de sa vie, il refusera les honneurs académiques pour la même raison. Ainsi déclina-
t-il un prix littéraire en répondant : « N’accepte que prix Nobel pour la vulgarisation de la
poudre d’escampette »593, insistant un fois de plus sur le caractère populaire et anti-
académique de sa conception poétique.
Malgré un désir de généraliser l’expérience esthétique, Prévert nuance cependant
finalement sa possibilité d’accès. Dans les textes prévertiens, c’est en priorité les classes
populaires qui semblent à même de tisser un rapport esthétique avec le monde. La faculté
du peuple à percevoir les beautés cachées qui l’entoure serait d’ailleurs la raison pour
laquelle le poète s’intéresse de si près aux démunis et à leur mode de vie ; Gaudin affirme
en effet que « Prévert ne doute point que le réel, la beauté ne peuvent naître que sur un
591 Cité par Mossé.
592 Cité par Mossé.
593 Prévert et Pozner 875.