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n’édifient pas un monde riche et varié [...]. Leur attention est volontiers limitée à ce qui
est là. »596
Cette dynamique implique l’idée que l’accès à une perception du monde est en
quelque sorte limitée : si elle est naturelle chez les plus marginaux, elle se fait par
conséquent de plus en plus difficile, voire impossible, chez les classes les plus aisées.
C’est en effet surtout parce que la classe prolétarienne et les autres déshérités de la
société sont exclus du système intellectuel et économique dominant, adopté le plus
souvent par les classes favorisées pour s’assurer succès et profit, qu’ils peuvent
développer une vision transfigurante du monde. C’est ce qu’illustre « Le Temps perdu »,
poème dans lequel l’ouvrier est le seul à savoir profiter des joies esthétiques que lui
procure la nature tandis que le patron, bien trop préoccupé par son chiffre d’affaires,
passe sa journée à l’usine sans aucun regret. Prévert constate finalement comme
opposées, et surtout irréconciliables, les deux visions des choses : « Le peuple [a]
toujours raison. C’est pour ça qu’on veut lui faire entendre raison, mais une autre raison,
une raison raisonnante. Lui [a] raison simplement », déclare-t-il.597
Bernard Landry souligne bien chez Prévert cette incapacité des hommes au
pouvoir à atteindre une perception sensorielle du monde, relevant de ce fait un lien
intrinsèque entre des valeurs de vie et de pensée positives et la classe défavorisée. Il
déclare en effet: «que les capitalistes ne sachent pas faire l’amour, Prévert en est
persuadé ; de même qu’il est persuadé que les classes laborieuses sont automatiquement
596 Georges Bataille, La Part maudite, 1949, Œuvres complètes, ed. Michel Foucault, vol. 7 (1949 ; Paris :
Gallimard, 1979) 134.
597 Prévert et Pozner 905-906.