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oubliée, modèle d’une vision esthétisante ; il reconnaît alors qu’« [i]l est parfaitement
vrai de dire que c’est en général dans les classes populaires que survit de la manière la
plus immédiate, la plus évidente aussi, et au plus fort de l’oppression coloniale, le
sentiment national. »614 Dans cette optique, cette population possède logiquement la plus
grande propension à percevoir le monde esthétiquement.
Au-delà de ces réflexions, il est important de souligner que Césaire distingue deux
groupes au sein de la population antillaise : d’une part les classes défavorisées, d’autre
part les capitalistes noirs martiniquais. Les classes populaires antillaises, toujours en
marge du système capitaliste et rationnel dominant, restent au plus près de leurs origines
négro-africaines et possèdent donc toujours la faculté d’atteindre une perception
esthétisante. Les classes bourgeoises, elles, ont tendance à renier leur héritage négro-
africain pour adopter le discours capitaliste qui leur assure privilèges et reconnaissance
sociale, mais qui les confine aussi à une appréhension rationnelle et utilitaire du monde.
Il s’agit de « ceux qui disent à l’Europe : ‘Voyez, je sais comme vous faire des
courbettes, comme vous présentez mes hommages, en somme, je ne suis pas différent de
vous ; ne fait pas attention à ma peau noire : c’est le soleil qui m’a brûlé.’ »615 Ceux-ci
semblent par conséquent inaptes à atteindre une vision transfigurante du monde.
Par extension, je présume que Césaire ne rejetterait pas l’idée que la classe
populaire européenne, se posant elle aussi en marge de la pensée dominante capitaliste,
est de même capable de percevoir le monde esthétiquement. Il faut en effet rappeler que
le discours de la négritude que défend le poète va au-delà des questions d’ethnie pour
614 Aimé Césaire, « L’Homme de culture et ses responsabilités ». Deuxième congrès des écrivains et
artistes noirs. 1949. № spécial de Présence africaine 24-25 (1997) : 117.
615 Cahier 74.