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Au-delà de ces constatations, l’écrivain martiniquais pose cependant finalement
des limites quant à la possibilité d’accès à la charge poétique que contient le monde. Il
affirme en effet que celle-ci n’est décelable et palpable que par les plus sensibles, le
peuple en tête, et ne l’est pas obligatoirement par les plus favorisés, ceux possédant un
haut degré d’instruction ou de culture littéraire. Dans le cas de sa propre œuvre poétique
par exemple, Césaire souligne que la compréhension de ses textes « est une affaire de
sensibilité, une affaire de sympathie, au sens très fort du terme [...]. [Il] constate qu’un
tas de gens, parfaitement armés pour comprendre cette poésie, ne la comprennent pas ; et
que beaucoup de gens qui n’ont aucune culture particulière la comprennent fort bien ».611
Plus précisément, et en contraste avec « un tas de Martiniquais qui sont bardés de
diplômes », Césaire souligne que « [b]eaucoup de gens du peuple, aux Antilles, la
comprennent fort bien, à leur manière, bien entendu, mais ils la saisissent et souvent vont
à l’essentiel ».6'2 En d’autres termes, les classes populaires sont parfois les plus à même
d’accéder à une perception transfigurante du monde d’après Césaire.
Pour le poète, la transfiguration esthétique s’observe en fait surtout chez et par
ceux qui subissent la misère et l’oppression d’un système de vie imposé par les pouvoirs
occidentaux. L’émancipation des défavorisés chez Césaire passe donc d’abord par la
liberté de penser autrement, c’est-à-dire ici poétiquement : « [1]a révolution martiniquaise
se fera au nom du pain, bien sûr ; mais aussi au nom de l’air et de la poésie (ce qui revient
au même) », conclut le poète.613 De la même manière, Césaire remarque que c’est dans
le peuple que s’ancrent le plus profondément les traces de la culture négro-africaine
611 Cité par Leiner, vol. 1 136.
612 Cité par Leiner, vol. 1 126.
613 Aimé Césaire, « Panorama », Tropiques 10 (1944) : 9.