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l’anéantissement des valeurs Ordinatrices du monde, effondrement qui accompagne la
perte de la croyance en un divin explicateur. L’homme, qui évoluait auparavant dans un
espace paradisiaque dans lequel il possédait une raison de vivre, est alors déchu tel Adam
et forcé de vivre dans un lieu infernal, c’est-à-dire incompréhensible et désordonné —
dans les Nombres et les Etres du « Gouffre ». La voix poétique décrit clairement la chute
de l’homme par celle de ses repères : « Une Idée, une Forme, un Etre / Parti de l’azur et
tombé / Dans un Styx bourbeux et plombé / Où nul œil du Ciel ne pénètre ».46
Si nul équilibre vital, harmonie cosmique ou explication post-mortem n’existe, la
vie humaine se présente d’après Baudelaire comme immuablement misérable. Dans la
préface de l’édition de 1868 des Fleurs du mal, Théophile Gautier reconnaît bien le
fatalisme de son ami envers l’existence ; il déclare que « Baudelaire avait en parfaite
horreur les philanthropes, les progressistes, les utilitaires, les humanitaires, les utopistes
et tous ceux qui prétendent changer quelque chose à l’invariable nature et à l’agencement
fatal des sociétés ».47 Le poète insiste sur cette idée dans ses Fleurs du mal en débutant
son recueil par une adresse « Au Lecteur », poème dans lequel il veut faire reconnaître à
son public « hypocrite »48 que son existence est inexorablement pitoyable et sans valeur.
Il affirme que chaque homme est « semblable » car tous empreints de vices comme « la
sottise, l’erreur, le péché, la lésine », et surtout en prise avec le pire des sentiments, « le
plus laid, plus méchant, plus immonde », celui qui caractérise désormais le mieux la
46 Charles Baudelaire, « L’Irrémédiable », Les Fleurs du mal 79, v.1-4.
47 Théophile Gautier, préface, Les Fleurs du mal, par Charles Baudelaire (1868 ; Paris : Calmann Levy,
1896) 19.
48 Charles Baudelaire, « Au Lecteur », Les Fleurs du mal 6, v.40.