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détourner de l’angoisse du néant, ce qu’il appelle le gouffre et ce que Sartre appelle
l’existence, en se conformant à l’être », c’est-à-dire en adhérant à des normes et à des
autorités posées comme indiscutables dans la société, telles que la morale, l’ordre social
ou les préceptes religieux.54 Sartre l’affirme aussi en remarquant, au sujet de la croyance
religieuse du poète, que « [l]orsque Baudelaire s’est plaint de ne pas avoir la foi, c’est
toujours le témoin et le juge universel qu’il a regretté ».55 En d’autres termes, Baudelaire
cherche ici à abandonner son individualité de pensée pour des réponses toutes faites,
espérant ainsi voiler son sentiment d’injustifiabilité de l’existence. Lorsque le poète
exprime à sa mère son désir d’avoir la foi, son but est en effet «de croire qu’un être
extérieur et invisible s’intéresse à [s]a destinée ».56
L’angoisse existentielle et le sentiment d’absurde qui hantent le poète le conduit à
se méfier de la nature brute, composante qui représente au plus haut point pour lui « cette
contingence amorphe et obstinée qu’est la vie » et « la gratuité de sa propre conscience,
qu’il veut dissimuler à tout prix. »57 Ainsi, l’impuissance de l’homme à contrôler les
éléments de la nature perturbe Baudelaire, le renvoyant directement à sa peur face au
caractère injustifié de l’existence. Dans le texte « Rêve parisien », par exemple, le poète
dépeint la nature comme angoissante et arbitraire : c’est un « terrible paysage » fait de
« végétal irrégulier »58 qu’il faut à tout prix dé-naturer, c’est-à-dire contrôler. Seule
exception à ce rejet de la nature, le paysage exotique correspond chez Baudelaire à un
54 La Part du feu 136. Ici, l’être s’oppose aux êtres du « Gouffre » (v. 14) qui représentent la surabondance
et le désordre de la matière.
55 Baudelaire 67-68.
56 « A Madame Aupick » 151.
57 Sartre, Baudelaire 120.
58 Charles Baudelaire, « Rêve parisien », Les Fleurs du mal 101, v.l ; v.8.