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savoir que moi !) croire qu’un être extérieur et invisible s’intéresse à ma destinée. Mais
comment faire pour le croire ».37 Cette dernière exclamation montre au plus haut point
comment la perte de la foi en une entité divine guidant l’humanité amène Baudelaire, et
plus généralement toute l’époque pré-moderne, à ressentir l’angoisse du manque de
justification existentielle et post-mortem. Il semble même que l’artiste perçoit mieux que
tout autre de son temps cette nouvelle condition et position problématique de l’homme
sur terre. Dans un essai intitulé Baudelaire, Jean-Paul Sartre insiste précisément sur la
perception aiguë de l’écrivain, remarquant que « son regard a rencontré la condition
humaine ».38 De même, l’étude de Maurice Blanchot sur la personnalité du poète se
conclut en décrivant l’artiste comme un « homme qui [a] eu un profond sentiment du
caractère gratuit, injustifié, injustifiable, de son existence, du gouffre que représente
l’existence libre [...] ».39 Dans son journal intime Mon cœur mis à nu, Baudelaire relève
lui-même un certain décalage entre sa perception et celle de ses contemporains. Il
s’insurge en particulier de l’indifférence de ces derniers face à des questions
métaphysiques primordiales pour lui, comme Iajustification de la vie humaine :
[...] il y a des choses qui devraient exciter la curiosité des hommes au plus
haut degré, et qui, à en juger par leur train de vie ordinaire, ne leur en
inspirent aucune.
Où sont nos amis morts ?
Pourquoi sommes-nous ici ? [...]
37 Charles Baudelaire, « A Madame Aupick », 6 mai 1861, Correspondance, ed. Claude Pichois, vol. 2
(Paris : Gallimard, 1973) 151.
38 Jean-Paul Sartre, Baudelaire (Paris : Gallimard, 1947) 47.
39 Maurice Blanchot, La Part du feu (Paris : Gallimard, 1943) 136.