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comme incertain et instable. Il est par conséquent peu probable que le poète souhaiterait
retourner à cet état primaire qui symbolise, durant toute sa vie, cette condition absurde et
impuissante dont la conscience le fait tant souffrir.
De plus certains poèmes, comme « Le Rêve d’un curieux » et « Le Squelette
laboureur», reflètent explicitement les doutes de l’auteur quant à la possibilité d’un
remède à l’angoisse humaine ou d’un contentement dans le post-mortem. Le premier
sonnet, sorte de réflexion introspective, explore le passage de la vie à trépas.
L’expérience est d’abord « sans surprise » : le mort perçoit la lumière tant attendue, « la
terrible aurore » censée marquée une ère nouvelle144 ; mais bientôt, plus aucun
mouvement : l’homme reste le même, sa condition inchangée. Le texte se conclut par ce
constat angoissant d’un espace post-mortem vide, qui ne serait ni Ciel ni Enfer mais
néant: «— Eh quoi ! n’est-ce donc que cela? / La toile était levée et j’attendais
encore ».145 De son côté, « Le Squelette laboureur » rappelle que « [...] dans la fosse
même / Le sommeil promis n’est pas sûr».146 Plus particulièrement, c’est aux
« écorchés » de la vie147, aux travailleurs abusés et aux miséreux que le poète pense en
s’exprimant ainsi. Il se demande si ces malchanceux, dont il fait partie, occuperont
réellement une meilleure place dans l’au-delà que dans la vie présente. Imaginant tous
les défavorisés en paysans exploités et surmenés, il émet un doute quant à la fin de leur
calvaire dans l’autre monde : «Hélas ! il nous faudra peut-être / Dans quelques pays
144 Charles Baudelaire, «Le Rêve d’un curieux», Les Fleurs du mal 129, v.12. Dans une version
précédente du poème, l’adjectif qualifiant l’aurore n’était pas «terrible» mais «fameuse» (cité par
Pichois, vol. 1 1096) ; ce terme souligne bien le caractère familier de cette lumière mystique et contraste
mieux encore avec la suite du passage entre la vie et la mort, qui se déroule de manière inattendue.
145 v.12-14.
146 Charles Baudelaire, « Le Squelette laboureur », Les Fleurs du mal 94, v.23-24.