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fouet, on [lui] apprenait à faire semblant de compter, déjà [il] pensai[t] à mourir»,
constate tristement le poète.157 En d’autres termes, les suicidés de Pré vert ne considèrent
pas le trépas comme la possibilité d’accéder à un monde meilleur mais seulement comme
la fin d’une existence sans valeur : « en se donnant la mort, c’est une vie dépourvue
d’intérêt qu,il[s] tue[nt]. »158
Si, comme chez Baudelaire, le désir d’en finir avec l’existence est ici lié à une
condition invivable et douloureuse, les suicidés prévertiens reconnaissent toujours
finalement la valeur de la vie, même si cette force ne semble pas pouvoir triompher dans
leur situation. Aurouet résume cette démarche ainsi : « Le suicide se présente comme
une conséquence, un choix quand nul autre remède contre la souffrance n’existe plus. Le
paradoxe est que ces personnages qui se donnent la mort voudraient vivre mais que les
conditions de leur existence ne le leur permettent pas. »159 Aurouet donne un exemple
significatif de l’idée prévertienne de célébration de la vie au moment du suicide : il s’agit
de la description que fait le poète de la musique qu’il envisage pour la scène de suicide de
Georgia dans le film Les Amants de Vérone.160 Selon les mots mêmes de Prévert,
« [c]ette musique n’est ni funèbre ni tragique. Au contraire même, on pourrait dire que
c’est une musique heureuse tant elle évoque davantage les charmes de l’amour, de la
beauté de la vie, que l’absurdité et l’angoisse d’un monde borné et malheureux. »161
157 Jacques Prévert, « Lorsqu’un vivant se tue... », Spectacle 342.
158 Aurouet 125.
159 129.
160 Prévert a fait l’adaptation et écrit les dialogues de ce film de 1948 réalisé par André Cayatte.
161 Jacques Prévert, adapt., Les Amants de Vérone, dir. André Cayatte (Paris : La Nouvelle Edition, 1949)
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