62
L’ivresse, moyen permettant sans nul doute au Martiniquais d’oublier sa condition, est
critiquée par Césaire qui en dénonce les effets abrutissants et immobilisants. Dans le
Cahier d’un retour au pays natal par exemple, le poète souligne l’effet négatif de l’alcool
qui rend le peuple martiniquais amorphe et immobile, incapable de réagir face à la misère
et l’injustice dont il est victime : il regrette alors de voir « les Antilles dynamitées
d’alcool, échouées dans la boue de cette baie, dans la poussière de cette ville sinistrement
échouées ».164
La mort pourrait aussi tenter l’homme noir et représenter l’unique voie de
libération. Ainsi, si la révolte noire grandit pendant et après l’ère de l’esclavage, celle-ci
s’incarne d’abord dans l’idée d’un trépas salvateur : « [à] cette époque, remarque Lilyan
Kesteloot, la négritude prend tous les caractères d’une véritable ‘Passion’, qui se
manifeste dans les Négro-spirituals. Tout l’espoir de l’homme noir se réfugie alors dans
la mort libératrice ».165 Cependant Césaire, refusant les discours de victimisation et de
fatalisme qui se constituent avec l’esclavage, rejetterait clairement la mort comme
solution au malaise humain. D’ailleurs pour lui, l’amélioration de la condition nègre ne
peut que passer par une révolte dans ce monde-ci. A l’époque du Cahier, il se félicite
alors de constater que « la vieille négritude progressivement se cadavérise », c’est-à-dire
164 41.
165 Lilyan Kesteloot, Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une littérature, Diss. Université
libre de Bruxelles, 1963 (Bruxelles : Université libre de Bruxelles, 1963) 117. Certaines classes de la
population noire, en priorité la bourgeoisie, considère une voie vers la libération autre que la mort :
l’assimilation complète à la culture et aux moeurs des blancs. Ainsi, Albert Memmi souligne dans son
essai Portrait du colonisé que « [l]a première tentative du colonisé est de changer de condition en
changeant de peau. Un modèle tentateur et tout proche s’offre et s’impose à lui : précisément celui du
colonisateur. » (1957 ; Paris : Gallimard, 1985) 137. Césaire rejette ce type de négritude dans le Cahier ; il
critique explicitement ceux qui cherchent à améliorer leurs conditions de vie en se soumettant aux valeurs
occidentales, jurant aux Européens : «je ne suis pas différent de vous » (74).