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I Ils ne font rien seize et seize / et surtout pas trente-deux », déclare la voix poétique.210
Finalement, les objets présents dans la salle perdent leur utilité au profit d’une valeur
esthétique et comporte un paysage naturel.211
Au-delà d’une transcription poétique du présent et du quotidien, Prévert se fait
moderne en véhiculant une critique sociale et politique de l’actualité. Cette remise en
cause porte en particulier sur les conditions de vie et l’exploitation de certains groupes
humains. Il s’agit, comme dans le texte « L’Effort humain », de mettre en scène le mal-
être des ouvriers et des démunis dans la société actuelle. Ces observations concernant le
système de vie contemporain, si elles comportent déjà une charge critique chez
Baudelaire, se présentent comme franchement revendicatrices et polémiques dans
l’œuvre de Prévert. Ici, l’obstacle au vrai bonheur est clairement indiqué : c’est l’homme
lui-même. Le cri de Prévert est donc surtout, comme le dit Bergens, une « révolte à
l’idée du mal causé par les hommes ».212 Prévert pointe en effet du doigt les responsables
du malheur ouvrier et des misères du monde en général : c’est en premier lieu ceux qui
constituent et imposent une démarche de pensée et de vie capitaliste, avec toutes les
valeurs qu’elle suppose.
Le poème « Le Temps perdu », par exemple, montre bien que la perception
capitaliste dominante, basée sur la valorisation du profit, de la connaissance rationnelle et
du pouvoir, n’apporte ni vrai bonheur ni liberté mais éloigne en fait un peu plus l’homme
210 Jacques Prévert, « Page d’écriture », Paroles 101, v.24-26.
211 v.48-52.
212 45. En comparant ce poème et « Le Crépuscule du matin » de Baudelaire (Les Fleurs du mal 103-104),
la différence entre les deux poètes concernant le fatalisme de la condition prolétarienne devient flagrante.
Alors que les deux textes décrivent le matin de l’ouvrier, celui de Prévert entrevoit un moment de joie avant
l’arrivée à l’usine alors que celui de Baudelaire considère le réveil ouvrier comme un déclin total : le
prolétaire se lève sans joie, avec comme unique geste d’« empoign[er] ses outils » (v.28) pour commencer
une nouvelle journée de labeur.