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Prévert, poète du quotidien par excellence, construit aussi sa perception et ses
textes selon une attitude moderne : une vision esthétique et imaginaire de ce qui
l’entoure. Il peut s’agir de la description de l’intérieur de chez lui alors qu’il vient de
faire l’amour à sa maîtresse dans le poème « Alicante » ou d’une salle de classe
transformée en un paysage côtier dans l’imagination d’un écolier dans « Page
d’écriture ». En ce sens Prévert, comme Baudelaire, rejette les conceptions esthétiques
réalistes, considérant comme absurde l’idée d’une représentation unique et exacte du
monde. Ainsi dans « Promenade de Picasso », la voix poétique se moque d’un peintre
qui s’évertue infructueusement à exécuter une nature morte « telle qu’elle est »204 tandis
que le fruit qui la compose bouge et se déguise constamment.205 Le poète montre ainsi
que, contrairement à ce que veut le faire croire le mouvement réaliste, il est impossible de
reproduire la réalité avec exactitude, la perception de cette réalité étant subjective et en
constante mutation chez le même individu.
Plus généralement, et à l’instar encore de son prédécesseur, la démarche
perceptive prévertienne s’oppose au discours rationnel et utilitaire qui domine le monde
contemporain : « [c]e monde Occimental »206, système social rigide basé sur la logique et
le calcul, ne prête aucune attention aux sentiments et aux valeurs humaines. Ce qui le
dérange, explique-t-il dans Hebdromadaires, « c’est le côté chirurgical du monde
d’aujourd’hui, où l’on travaille à l’ouvre-boîtes. Le monde d’aujourd’hui a sa moralité,
le monde occidental tout particulièrement. »207 Ainsi dans le poème « Fleurs et
204 Jacques Prévert, « Promenade de Picasso », Paroles 151, v.6.
205 v.12-13 ; 19.
206 Textes autobiographiques 952.
207 Prévert et Pozner 852.