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libérer du ‘vécu’, du ‘quotidien’, des formes mêmes du monde végétal et animal».190
Considérant que rien de ce qui existe tel quel n’est satisfaisant à l’œil et aux sens,
Baudelaire affirme en effet que l’artiste doit « préfére[r] les monstres de [s]a fantaisie à la
trivialité positive. »191 Cette conception s’illustre clairement dans le poème en prose « La
Chambre double » dans lequel le pouvoir du rêve poétique transforme une chambre
insalubre en un espace luxueux et confortable —j’y reviendrai bien évidemment. Ainsi
faisant, la perception de Baudelaire se rapproche de celle du philosophe Joseph de
Maistre, démarche basée sur un rapport entre le visible et l’invisible192, hors des repères
rationnels et utilitaires. Alexander Otto explique : « Baudelaire est maistrien précisément
par le choix d’échapper héroïquement à toute instrumentalité, à toute utilité, à toute
fonction qui le prédispose à reconnaître [...] la transparence suprême de la vérité
métaphysique ».193
Fidèle à cette conception esthétique, Baudelaire s’oppose logiquement aux
courants artistiques dont la doctrine est de représenter fidèlement le réel. Le poète
explique par exemple dans son compte-rendu du salon de 1859 que le réalisme,
mouvement artistique encourageant l’imitation de la nature, est 1’« ennemi de l’art ».194
Pareillement, les préceptes perceptifs favorisés par Baudelaire se retrouvent en porte-à-
faux avec le mode de pensée contemporain marqué par la montée du capitalisme qui
191 Charles Baudelaire, Salon de 1859, 1859, Œuvres Complètes, ed. Claude Pichois, vol. 2 (Paris :
Gallimard : 1975) 620.
192 Alexander Otto, « Baudelaire et Joseph de Maistre. Notes sur la méthode de Charles Baudelaire et le
‘memento divin’ », Joseph de Maistre, ed. Philippe Barthelet (Lausanne : L’Age d’homme, 2005) 665.
193 667
194 620.